samedi 18 novembre 2023

Cycles, Évolution


理是功能之本,法是功能之機1
L’ordre est le fondement de la capacité, la méthode son pivot.




L’une des raisons, mais pas la seule, de la polyvalence de la théorie dans les arts internes, est que l’entraînement doit adapter ses principes en fonction de la profonde transformation du corps. Pour ce faire, outre la méthode de détournement déjà décrite à maintes reprises dans ce blog, les caractères ayant plus d’un sens ou la reformulation d’un dicton sont parmi les moyens utilisés pour parvenir à une compréhension à plusieurs niveaux.
Les caractères chinois ont souvent plus d’une signification, certaines parfois sont en outre difficiles à définir avec précision. Le langage des arts martiaux en profite à l’excès en permettant plusieurs interprétations d’un dicton ou même d’un caractère, afin de s’adapter à l’évolution de l’entraînement. C’est pourquoi de nombreux adages dans les arts martiaux ne peuvent pas être traduits en tant que tels, parce qu’il est pratiquement impossible de trouver une formulation qui inclurait toutes les explications connues tout en laissant aussi une marge pour des nouvelles. Par conséquent, le contexte d’entraînement défini dans lequel un aphorisme est utilisé est la clé pour le décrypter. En outre, dans le but de dépeindre ce qui est difficilement descriptible par des mots, certains caractères sont utilisés comme métaphores, dans un sens encore moins précis, comme le tristement célèbre 2, permettant à l’étudiant d’approfondir sa compréhension en recherchant des significations encore plus poussées autour du même caractère. Enfin, une autre façon de répondre aux nouvelles exigences d’une formation plus avancée est de changer la formulation d’un adage (ce qui est une extension de la possibilité de changer les termes dans certains adages chinois, les 谚语), la première citation en est une illustration.
Pour faire simple, le billet donnera un exemple d’utilisation des différents sens d’un caractère passant de la rectitude à l’arrondi, thème déjà développé dans ce blog, et des dictons liés par leur cadre de phrase, en introduisant quelques principes derrière la version interne de la veste de fer.




I. 挺

Prenons la règle simple de rectitude : de nombreuses pratiques, lors de l’entraînement, décrivent la nécessité pour certaines parties du corps d’être droites, en utilisant souvent le terme 挺3. Limitons l’exemple à l’une d’entre elles, le dos. Traduire 背要挺 par « le dos doit être droit » est correct. De nombreuses pratiques soulignent en effet le fait que le dos doit être droit. Cependant, il existe un caractère, 直, qui signifie également droit et qui est normalement plus utilisé en ce qui concerne la rectitude. Alors, pourquoi les arts internes, et certaines autres pratiques, utilisent 挺 à la place ?
L’une des premières raisons est que 挺, dans les méthodes internes, fait davantage référence tant à la capacité d’être dur que d’être droit. En effet, lors de la pratique de ce que l’on appelait autrefois les formes fermes, ou 刚拳, la nécessité pour le dos, et même pour tout le corps, de se redresser à un moment donné est également relayée par l’utilisation de 挺. Se dresser et être raide signifie alors être rigide juste pour un instant. C’est ainsi que, dans certains textes, 挺 est remplacé par 停, « arrêter, stopper, faire une pause ». En effet, l’une des idées derrière la dichotomie entre les formes dites fermes, 刚拳, et les formes dites souples, 柔拳, est que les premières concernent des mouvements pas à pas alors que les secondes sont fluides. Dès lors, 团挺, « se rouler en boule puis se redresser » pour les mouvements des formes dites fermes, s’oppose à 伸缩, « s’étirer puis se replier » pour ceux des dites souples. Ainsi, pour les premières, il y a un arrêt où le dos devient droit et rigide alors que seul le besoin d’être droit subsiste si l’on pratique les secondes4.
挺 va encore plus loin avec son sens de « bomber » comme dans 挺胸, « bomber la poitrine ». En effet, le dos arrondi est l’un des résultats de la transformation profonde du corps que l’on recherche dans les méthodes internes. En ce sens, 含胸拔背, « contenir la poitrine et extirper le dos » conduit à ce que la partie supérieure du dos soit littéralement bombée. En quelque sorte, au lieu de le faire avec la poitrine, il faut le faire avec le dos.

Outre l’étude d’un caractère pouvant exprimer différents niveaux de formation, le langage martial peut modifier également la formulation d’un adage afin d’établir un lien entre différents types d’entraînement.




II. 抖震顫為本,拍叩戳為根

« Réveiller, secouer et trembler sont les fondements, tapoter, frapper et piquer les racines » est un dicton utilisé lors de l’entraînement de la veste de fer dans les arts internes. Il décrit un processus interne dans son premier énoncé, une certaine façon de bouger le corps pour le faire trembler, le secouer et le faire frémir. Secousses, tremblements et frémissements sont encore souvent présents dans certaines pratiques internes en tant que formation spéciale, la plupart du temps sans aucune référence à leur lien avec la veste de fer. La seconde phrase concerne la partie externe, frappant le corps de différentes manières, et est généralement connue sous le nom de 拍打功, Paidagong, ce qui représente l’entraînement à la veste de fer pour beaucoup de gens5. Ce dicton vient en fait de 精氣神為本,手脚眼為根, « les liquides essentiels, les vapeurs et l’esprit sont les fondations ; les mains, les pieds et les yeux sont les racines ». Tout débutant, en effet, entend souvent une telle phrase. Elle met l’accent sur certaines des pierres angulaires de la formation interne. La vitalité est la chose la plus importante et liquides essentiels, vapeurs et esprit font référence aux entraînements axés sur les organes internes et les liquides qu’ils produisent (pour simplifier), sur la manière de les transformer en vapeurs puis en esprit. La deuxième partie insiste en fait sur les fascias en mentionnant ce qui est considéré comme leurs extrémités, la formation externe. En outre, ce dicton est le premier de ce que l’on pourrait appeler la série sur ce que sont les fondements et ce que sont les racines, décrivant chaque fois les éléments indispensables pour chaque formation spécifique.
C’est ainsi que le titre de ce paragraphe s’applique de manière distinctive à un corps qui a achevé une certaine transformation. Fondamentalement, à partir des trois étapes décrites précédemment dans ce blog, où l’on passe de la rectitude à l’arrondi et enfin aux verrous, il y a trois nouvelles étapes qui suivent lorsque l’étudiant est capable de verrouiller son corps entier, nommées bambou, fer et coton. Pour chacune d’entre elles, la formulation de ce qui constitue la fondation et les racines sera décrite ou, plus traditionnellement, on demandera à l’élève de dépeindre quelles sont les principales caractéristiques de ce nouvel entraînement d’après lui.
Finalement, l’utilisation du même schéma pour représenter différents principes de formation n’est qu’un autre type d’outil mnémotechnique.




Il est important de comprendre que les exemples donnés ne sont certainement pas gravés dans le marbre, bien au contraire. En effet, il faut toujours garder à l’esprit que ces anciennes pratiques relevaient d’un enseignement oral, avec tous ses avantages et ses inconvénients. Ainsi, ils ne correspondent qu’à une transmission orale parmi tant d’autres, qui a bien sûr évolué, l’oral étant beaucoup plus rapide dans ses changements que l’écrit6. De plus, il faut prendre en compte les dialectes7. Par conséquent, des principes identiques peuvent avoir été décrits et étudiés avec des mots et des expressions différents à des époques distinctes ou dans d’autres dialectes (qui ne sont parfois même pas sinitiques).








1. À rapprocher de 理是功能之本,法是功能之基, « la théorie est l’essence de la capacité, la méthode son fondement ». À comparer également avec 練功講究火候 « L’entraînement fait grand cas du moment crucial. »
2. Le vaste éventail de significations possibles ou de notions représentées par un seul caractère a, en effet, alimenté d’interminables querelles entre les spécialistes du chinois. Elle a aussi conduit, que ce soit par le partage de ce que les nouvelles recherches et l’évolution des perceptions ont pu mettre au jour, ou, malheureusement, du fait de factions académiques, de la mode, de la volonté de s’imposer comme une autorité, de la vieille rivalité franco-anglaise pendant l’impérialisme, etc..., à un nombre impressionnant de traductions pour les mêmes textes. Ainsi, le premier chapitre du Dao De Jing connaît au moins une centaine de traductions rien qu’en anglais… Si cela a souvent donné lieu à de vives discussions entre spécialistes, en ce qui concerne les arts martiaux, une interprétation n’est recevable, qu’elle soit commune ou originale, que si elle a, pour le moins, un impact concret dans l’entraînement.
3. Aujourd’hui, le mot 挺直 peut être plus utilisé.
4. Traditionnellement, souplesse et fermeté étaient deux types de formation que l’on retrouvait dans les méthodes internes, complémentaires et certainement pas exclusives l’une de l’autre. Parfois, au lieu de les séparer en formes distinctes, ils pouvaient se retrouver dans la même forme contenant à la fois des mouvements souples et des mouvements fermes.
5. La technique du Paidagong est également une pratique de santé connue en Chine, qui a fait l’objet de nombreux ouvrages. Deux de ses principaux objectifs sont de renforcer l’élasticité des fascias et de réactiver le flux des vapeurs. 痛则不通,通则不痛, « Là où est la douleur, on est entravé, sans entraves il n’y a pas de douleur » est l’un des principes de cette pratique de santé.
6. C’est une évidence pour toute personne suffisamment âgée, ayant fait face au nouveau vocabulaire qui apparaît et à l’ancien qui est mis de côté au fil des générations. À titre d’exemple, le caractère 處 (sue3) en cantonais de Hong Kong, qui signifie « lieu, point » et servait à former de nombreux mots tels que où, partout, ici, là…, encore très utilisé dans les années 60 et 70, a été presque totalement remplacé par 度 (dou6) au début du siècle, voire avant.
7. Certains styles peuvent avoir plus d’un nom en raison de leur prononciation proche, mais différente entre le mandarin et un dialecte local. Tout comme le sens des noms de formes d’entraînement translittérés en anglais ne peut être trouvé que si l’on retourne au dialecte de la province d’où elles proviennent.

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