mardi 23 juillet 2019

Écriture et Chaos



沉肩墜肘
浮肩昂肘
Épaules tombantes et coudes bas.
Épaules flottantes et coudes qui s’élèvent.

以氣為主,以力當先
以氣為主,以理當先
Les vapeurs dirigent, la force doit vient en premier.
Les vapeurs dirigent, la théorie vient en premier.




Il existe un manuel d’escrime, l’Épée du Chaos, qui incarne les arts internes influencés par la théorie taoïste. Il a déjà été cité dans ce blog, mais il peut être intéressant d’en développer certaines parties comme exemples de thèmes souvent récurrents dans les pratiques internes. Cependant, avant de le faire et après le dernier billet sur la Dame de Yue, il convient de mieux comprendre quel genre d’écriture on retrouve principalement dans les arts martiaux et les problèmes qui y sont attachés.




I. Écriture

Mettre quelque chose par écrit défie le but de la pierre angulaire des anciennes pratiques, une méthode basée sur le principe que l’enseignement oral inspire la vraie compréhension ou 口傳心授(littéralement, la bouche transmet, le cœur enseigne). Le fait que la plupart des artistes martiaux n’étaient pas très cultivés quand pas totalement analphabètes1 et que le chinois classique avait introduit une période assez longue de diglossie n’encourageant pas à s’écarter de l'enseignement oral, jusqu’à récemment, il n’y avait pas beaucoup de matériel écrit dans les arts martiaux. Les manuels de boxe, qui contiennent de plus en plus d’informations, ont commencé à apparaître au cours du long processus qui a conduit à l’adoption du chinois vernaculaire, 白話文, comme principal système d’écriture.

1.1 Dictons et Chansons
Les phrases plus ou moins poétiques des arts martiaux sont souvent appelées 諺語, dictons, 口訣, formule rimée, ou 歌訣, formules en vers (des poèmes). Leur but principal est de créer des énigmes et des oxymores à résoudre. Bien que vernaculaires, elles représentent encore, en raison des énigmes multiniveaux et des thèmes, un langage particulier qui peut ne pas être compréhensible par les non-initiés (d’où parfois la confusion avec un chinois plus littéraire) et c’est la version la plus polie qui se retrouve par écrit2. Les dictons et les formules concises ont tendance à se limiter à un seul principe, tandis que les chansons peuvent dépeindre les caractéristiques de tout un style.
Il est également intéressant de noter que certains styles avaient une chanson/poème pour chacune de leurs formes, chaque posture ayant un nom. Il y avait au moins deux raisons principales à cela. La première était de décrire ce que la posture représente en ce qui concerne les principes ou l’entraînement mental, comme 霸王舉鼎, le Roi Hégémon soulève le chaudron.

Le Roi Hégémon 
Soulève Le Chaudron


La seconde était de confirmer l’état de sa respiration. En effet, pouvoir dire à voix haute le nom de chaque posture pendant l’exécution de la forme est un excellent moyen de vérifier si l’on est essoufflé.

1.2 Manuels
Les manuels de boxe ont commencé à apparaître, pour la plupart d’entre eux, à la fin de la dynastie Ming et au début de celle des Qing, quand le chinois vernaculaire était de plus en plus utilisé dans la littérature. Ils ont évolué, au fil du temps, de la présentation des grands principes d’un style à la description des formes et des techniques de combat, se servant d’un langage de plus en plus direct et de moins en moins cryptique. Ce changement a certainement été grandement inspiré par la perte de sens des anciens arts martiaux lorsqu’ils ont été confrontés aux armes à feu et à leur lente reconversion en pratiques pour civils ou de loisirs.

L’introduction de l’écriture dans une méthode d’enseignement essentiellement orale n’a pas été, bien sûr, sans problèmes.





II. Authentique ou Évolutif ?

Avec une tradition orale en constante mutation, qu’elle soit influencée par les nombreux dialectes ou par l’évolution naturelle des langues à travers les âges, la question de l’authenticité des écrits avant les temps modernes, ou le début de la dynastie Qing, peut être sérieusement remise en question. De plus, en posant par écrit certains principes, la capacité de les modifier en fonction du niveau de pratique grandement entravée.

2.1 Authentique
Le manque de documentation originale qui accompagne la tradition orale fait qu’il est malaisé d’avoir une idée précise d’où et quand certains dictons et poèmes, même certains manuels de boxe, viennent. De plus, la désinformation, les agendas politiques et culturels, l’autopromotion, etc. ont certainement apporté leur part de faux, de revendications et de textes fabriqués et fictifs. Il est, en effet, très difficile pour quelqu’un qui étudie des écrits martiaux anciens de se prononcer sur leur nature authentique dans leur ensemble ou de certaines parties. Cependant, la question n’est peut-être pas aussi problématique en ce qui concerne la formation.
Beaucoup de pratiques se réfèrent, en Chine, à des personnages légendaires comme fondateur, ce qui ne peut évidemment pas être pris au sérieux. Les récits de maîtres connus ne correspondent souvent pas à la réalité historique. Mais, en ce qui concerne l’entraînement, le fait qu’un style vienne d’un empereur ou d’un mendiant a-t-il une quelconque différence ?
Plus gênant, surtout avec l’amélioration de la circulation de l’information, est le mélange des principes d’autres styles par crainte d’avoir l’air moins intéressant ou, plus encore, de créer de toutes pièces un vieux manuel. Ainsi, à moins d’avoir un original provenant d’une source fiable, il peut être assez difficile dans certains cas de décider si un texte est authentique ou non. Cependant, dans leur entraînement, les artistes martiaux ont les moyens de résoudre ce problème. En effet, l’important pour la formation n’est pas de savoir si ce qui est transmis, oralement ou par écrit, est authentique, mais si cela est profitable au moment précis où l’information est donnée3. De plus, le détournement, l’une des méthodes dont se servent les artistes martiaux, octroie en fait beaucoup de marge de manœuvre. Ce qui compte, encore une fois, n’est pas l’authenticité ou non du principe, mais s’il est utile ou non. Si le zoomorphisme est, bien sûr, l’une des méthodes de détournement les plus connues, elle est loin d’être la seule. Même dans le zoomorphisme, certains animaux sont assez éloignés de la mécanique du corps humain, comme la grue, ou même légendaires, comme le dragon. Donner un sens signifie donc plus que la question de l’authenticité.

2.2 Rigidifier
Deux exemples peuvent servir à illustrer comment l’écriture entrave le caractère évolutif des principes en formation.
a. Épaules Tombantes et Coudes Bas
Cette phrase est devenue un mantra pour les pratiques internes. Malheur à qui s’en éloigne ! Ceux qui le font doivent s’expliquer longuement pour se justifier de leur péché cardinal. Et la raison principale est qu’elle a été mise par écrit par certains et largement copié par d’autres. Pourtant, se limiter à un tel principe contredit certainement la méthode interne sur, au moins, ces points :
  • Épaules tombantes et coudes bas sont en fait le résultat d’une relaxation correcte de la partie supérieure du corps, donc pas un geste à faire, mais une position qui vient naturellement, un effet du relâchement.
  • Un tel principe appartient à ce que l’on appelait « les portes d’entrée », la phase d’initiation. Pratiquement, il était utilisé pour enseigner comment passer de la contraction musculaire, où les épaules ne peuvent pas tomber et les coudes ne peuvent être bas, au relâchement, où ils le peuvent.
  • La méthode d’annihilation décrite plus tôt implique que l’on doive aussi se servir de principes opposés. Cela est essentiellement un moyen d’éviter que les épaules perdent leur mobilité en étant toujours obligées à rester aplaties.
  • La théorie du Féminin et du Masculin conduit à employer, quand le moment est venu, des principes opposés afin d’équilibrer le corps (à peu près identique au point précédent). En effet, lorsque l’on pratique les verrous, la pression pour garder les épaules totalement bloquées est telle que le haut du corps, même détendu, peut devenir raide avec le temps. L’entraînement aux postures ou aux techniques appliquant les principes opposés est un moyen d’équilibrer le haut du corps.
  • Épaules tombantes et coudes bas avec un cou redressé entraînent La croix supérieure, près de la base du cou, en tirant les fascias horizontalement avec les bras et verticalement avec le cou. D’un autre côté, les épaules flottantes et les coudes qui s’élèvent avec un entrejambe arrondi, comme dans « Wei Tuo Présente le Pilon III », entraînent La croix inférieure au niveau du bassin en étirant les fascias verticalement avec les bras et horizontalement avec les hanches.
Wei Tuo Présente le Pilon III

  • Dans la méthode où l’on passe de la rectitude à la rondeur et enfin aux verrous,  la rectitude, une fois que le haut du corps a assimilé la détente totale, suit en fait le principe des épaules flottantes et des coudes élevés afin de pouvoir tendre encore davantage les bras et le torse. En d’autres termes, lors de l’entraînement « Wei Tuo Présente le Pilon II », on apprend d’abord à détendre le haut du corps jusqu’à ce que les épaules tombent et que les coudes soient bas naturellement. Une fois atteint, il faut alors tant faire flotter les premières que s’envoler les seconds, les deux très légèrement, pour les étirer encore plus.
Wei Tuo Présente le Pilon II

  • Enfin, la « force qui traverse le dos » ou les techniques de fouet pratiquées dans de nombreux styles suivent souvent le principe des épaules flottantes et des coudes qui s’élèvent pour les frappes et des épaules tombantes pour des coudes bas lorsque l’on ramène les mains.
Mais, un jour, cette base, les épaules tombantes et les coudes bas, a été mise par écrit et, avec le temps, elle est devenue un mantra, presque une règle religieuse qu’il faut strictement observer.
b. Théorie ou Force
Prenez deux formules : les vapeurs dirigent, la force doit vient en premier et les vapeurs dirigent, la théorie vient en premier. Ces phrases sont si proches que les gens ont tendance à les séparer dans la l’éternelle classification bon/mauvais. De certains principes gravés dans le marbre et entravant les changements, la tendance va plus loin en en imposant certains et en en rejetant d’autres, restreignant encore plus la liberté qui permettait aux anciennes pratiques de poursuivre de multiples pistes de recherche. Comme les formes sont de plus en plus standardisées, les principes deviennent aussi un ensemble de règles très rigides à appliquer aux masses à tout moment. On est très loin de la méthode du moment propice.
Ces deux formules représentent en fait deux choses différentes, la dernière concerne l’approche générale d’un style tandis que la première est une méthode spécifique.
Le principe de l’externe vient en premier a déjà été développé dans ce blog. « Les vapeurs dirigent, la force vient en premier » parle de la puissance, qui est faite de force, les fascias, et la vitalité, les organes et les vapeurs qu’ils produisent. 內氣為君,外形為臣, « Les vapeurs internes sont le monarque, la forme externe le ministre », est une autre formule liée à ce principe.
La deuxième affirmation est, d’un autre côté, très similaire à 一理二氣,理者為君,氣者為臣, « la théorie est première, les vapeurs secondes, la théorie est le monarque, les vapeurs le ministre4 ». « Les vapeurs dirigent, la théorie vient en premier » est une sorte de déclaration provocatrice pour un style. En effet, qui se soucie des vapeurs et de la théorie quand il s’agit de se battre ? Pourtant, elle suit l’idée des pratiques internes que la compréhension de la mécanique et de la vitalité du corps améliore grandement les compétences de chacun en matière de combat.
Par conséquent, ces deux déclarations, bien que très proches, traitent de questions totalement différentes et ne devraient pas s’exclure l’une de l’autre, il n’y a pas de bon ou de mauvais, juste ce qui est opportun ou ne l’est pas.





Les écrits, bien que probablement un excellent moyen de conserver une partie très remarquable de la culture chinoise, ont malheureusement accéléré le déclin des arts martiaux commencé quand ils ont perdu leur destination principale avec l’apparition des armes à feu. Il reste intéressant d’étudier certains d’entre eux, car ils ont gardé une partie des thèmes et des compréhensions liés à l’entraînement martial et sont parfois de très bons outils mnémoniques. L’Épée du Chaos peut être l’un d’entre eux, et des parties de ce manuel seront introduites dans d’autres billets.


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1 難容:武人村夫學書語. « Intolérable : ces guerriers et campagnards qui étudient le langage des livres », 義山雜纂, 李商隱, Mélanges de Yishan, Li Shangwen. 
2 La version la plus vulgaire de la première citation est en fait 見什麼人,穿什麼褲衩兒« Changer de culotte en fonction de la personne que l’on rencontre ». Il s’agissait, ensuite, de deviner ce que cela signifiait non seulement dans le cadre de l’affrontement, mais aussi pour l’entraînement. En d’autres termes, il fallait répondre par une autre phrase, 見, rencontrer, devenant 練, s’entraîner, 人, personne, devenant 拳, poing, etc... La transmission orale autorise l’utilisation d’un langage assez grossier, sinon offensant. Un façon aussi directe de parler permet de secouer l’élève. Il est évident que l’écriture ne peut/pouvait passer par un tel procédé.
3 功到取成 est un dicton qui veut que l’on aille quérir seulement quand le temps est mûr (à ne pas confondre avec 功到自然成, un effort constant assure un succès certain). En ce qui concerne l’enseignement, il souligne la nécessité de dire la bonne chose au bon moment. C’est aussi ce qui rend l’écriture inappropriée, apportant des indices inutiles aux élèves parce qu’ils n’ont pas atteint une transformation corporelle suffisante pour être capables de comprendre et d’exécuter. Parallèlement, les maîtres, pour refuser de divulguer plus d’informations, donnent souvent l’image de ces pierres qui, bien qu’immergées dans les rivières, gardent leur cœur totalement sec.
4 Cette phrase est en fait aussi un bon exemple de la façon dont les dictons dans les arts martiaux chinois ont plus d’une compréhension. Pour souligner que la théorie (« Un ensemble de principes sur lesquels repose la pratique d’une activité ». Cette définition est anglaise. Au-delà des innombrables faux-amis qui existent entre l’anglais et le français, il y a, apparemment, aussi des définitions qui seraient possibles dans les deux langues, mais n’existent que dans une des deux. Quand l’auteur de ce blog réfère à la théorie, il s’agit de cette définition plutôt appropriée quand il s’agit d’arts martiaux, mais qui n’est pas officielle en français NDT) vient en premier, on peut traduire 一理二氣,理者為君,氣者為臣 ainsi. 一理二氣,理者為君,氣者為臣« La structure est première, les vapeurs seconde, la structure est le monarque, les vapeurs le ministre » deviendrait alors un oxymore avec 內氣為君,外形為臣, « Les vapeurs internes sont le monarque, la forme externe le ministre ». On aurait alors un trio reliant la posture à travers 外形, les fascias à travers 理 et les organes internes à travers 氣. De plus, l’opposition entre 理 et 力 dans les deux phrases de la troisième citation pourrait être perçue comme une indication d’une formation plus externe pour 力 et interne pour 理. Ceci assez semblable au caractère 術 pris dans son sens « technique » pour les styles externes, mais comme « art » (provenant de la capacité à changer) pour les styles internes.

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