mercredi 6 décembre 2017

Décrypter les Poèmes d’Arts Martiaux


理是功能之本,法是功能之基
La théorie est l’essence de la capacité, la méthode son fondement.

皆由渡水不知津,登山不識徑*
Tout cela parce qu’ils traversent les eaux sans connaître de gué, escaladent la montagne sans connaître de sentier.




Comme cela a déjà été abordé dans Méthode, la méthode d’enseignement favorite des anciennes pratiques était l’usage d’énigmes que les étudiants devaient résoudre, les meilleures ayant plus qu’un seul niveau d’interprétation.
Puisqu’au départ la plupart des enseignements étaient transmis de façon orale, il peut être intéressant d’introduire brièvement ceux-ci. Cependant, avec l’émergence des manuels de boxe, 拳譜, démarrant plus ou moins à la fin de la dynastie Ming (1368-1644), et le déclin des pratiques martiales, le principal travail qui subsiste de nos jours est le décryptage de ces textes.




La Connaissance Véritable est Découverte

Comme évoqué dans Méthode, les anciennes pratiques considéraient que le processus d’apprentissage n’était pas un processus de mémorisation de techniques et de principes, mais une découverte de ceux-ci et de ce qui était sous-jacent. La transmission orale permettait une grande flexibilité, l’enseignant(e) pouvait changer les proverbes et leur signification selon les étudiants et sa propre compréhension de l’art. Évidemment, étant capable de tester son art, c’est-à-dire se battre avec des armes de l’époque, il s’agissait de connaissance pratique, pas théorique, une chose que les armes modernes et/ou la législation ne permettent plus.
Les pratiques orales utilisaient différentes méthodes pour tester les étudiants, l’homophonie, finir une phrase et les énoncés contradictoires entre autres exemples.

Ce que tu Entends et ce qui te Vient à l’Esprit
Certains caractères ayant la même prononciation en chinois, l’enseignement oral utilisait cette homophonie pour transmettre un message ésotérique parmi les personnes d’une même école, ou pour mettre au défi de le décrypter ceux qui n’étaient pas encore des disciples. Ci-dessous deux exemples :
- 手,守 et 首, se prononcent tous shǒu et signifient respectivement mains, protéger et tête. En ajoutant le caractère 法 à la suite, 手法 devient une technique de main, 守法, une méthode de protection** et 首法 une méthode liée à la tête (en tant que partie du corps). Ensuite, libre à l’élève intelligent de décider ce que cela signifiait réellement et de faire la différence entre appliquer simplement un mouvement pour le combat, chercher une posture protégeant son corps et comment utiliser ses yeux. Dans ce cas, apprendre comment bloquer et neutraliser un coup d’estoc à l’épée est une technique, 手法, comment se positionner est une protection, 守法, et garder les yeux ouverts et une méthode liée à la tête. 首法***.

- 步, 部 et 佈 se prononcent tous bù et signifient respectivement pas, section et déployer. Là encore, en ajoutant le caractère 法 à la suite, cela peut signifier une méthode de marche, une méthode liée aux sections (et donc aux postures) et une méthode de déploiement. Donc, il s’agit d’une différence entre une simple marche, adopter une certaine posture ou marcher avec une certaine posture. Contre un coup d’estoc à l’épée, cela peut être comment avancer, comment changer les angles de son corps ou les deux en même temps. Le professeur pouvait alors dire ce type d’expression "bùfǎ, bùfǎ, quán píng (tout est lié à) bùfǎ", et c’était à l’étudiant de deviner la signification de chaque bùfǎ.

Sachant cela, l’étudiant devait en outre faire le lien entre la première et la seconde homophonie.

Capable de Finir les Phrases de Son Maître
Autrefois, on vivait auprès de son maître afin de pouvoir apprendre autant que possible et aussi vite que possible. À partir d’un certain stade, l’intimité devenait totale et finir les phrases de son maître devenait automatique. Plus généralement, le système était d’utiliser plus ou moins la méthode du Yin et du Yang, un élément était donné, l’élève devait trouver le revers de la médaille.
Parfois c’était externe contre interne, le maître disait l’externe entraîne les fascias, les os et la peau, "外練筋骨皮", et l’élève devait trouver la version interne.
Cela pouvait être mouvement et sans mouvement, quelle serait la réponse pour, simplement, l’externe bouge, "外動"?
Cela pouvait continuer avec un énoncé du type "ceux qui sont clairvoyants ne frappent pas, ils ne font qu’avancer", "明人不出手,只是往前,".
Et ainsi de suite…

La Méthode des Apparents Oxymores
A différentes occasions, un maître pouvait donner deux affirmations qui semblaient irréconciliables. Très perturbant au départ, la voie de la facilité étant plus l’apprentissage par cœur que la réflexion, une fois la méthode comprise, elle devenait l’une des pierres angulaires de l’étude. En effet, il appartenait finalement à l’étudiant de trouver lui-même les oxymores afin de progresser. Un oxymore très connu des pratiquants d’interne est, évidemment, "sans force est la meilleure force", ou comment être capable de générer de la force sans utiliser la force. Un autre assez semblable, à l’origine de beaucoup de malentendus de nos jours, sont les exigences opposées de respirer naturellement, de ne pas être essoufflé et de contrôler les battements de son cœur grâce à une respiration appropriée.

La transmission orale n’est pas sans défauts et semble inadaptée à des époques où les arts martiaux sont des loisirs et où il ne reste plus personne qui possède réellement en son corps la connaissance transmise. Un problème concernant l’homophonie mérite d’être souligné. Il existe de nombreux dialectes, très différents et certains mêmes non tonals, en Chine. Ceci peut rendre la méthode d’homophonie un peu délicate lorsqu’on étudie un art encore fortement implanté dans un endroit précis, impliquant un effort supplémentaire pour comprendre le dialecte local. En effet, à titre d’exemple, certains styles connus ont probablement changé leur nom lorsqu’ils sont devenus "mandarinisés" parce que la consonne de fin est "n" en mandarin pour "ng" dans le dialecte local, ou, pour la voyelle de fin, "ei" contre "i" à l’origine, pour deux des plus commentés.
Finalement, le Mandarin actuel ou "langue commune" est un chinois bien plus simple en comparaison du chinois classique, ce qui peut avoir eu un effet réducteur, spécialement pour les artistes martiaux les moins lettrés.
Ce qui a été perdu dans la transmission orale est évidemment pratiquement impossible à déterminer, seuls les écrits peuvent nous en donner une idée.




Lire des Énigmes

Avec le déclin des anciennes pratiques martiales et leur vulgarisation comme loisir pour les civils vint la nécessité de mettre par écrit ce qui était devenu difficile à transmettre, tout autant que celle de promouvoir auprès des masses ce qui était auparavant réservé à quelques élus. Ainsi, les manuels de boxe commencèrent à apparaître. Pourtant, afin de garder l’esprit des anciennes méthodes, les premiers n’étaient pas une compilation de techniques, une description de programmes d’entraînement et de différents exercices, mais un résumé des principes les plus importants sur lesquels l’école décrite s’appuyait.
Par conséquent, de tels textes étaient censés être des énigmes avec différents niveaux de compréhension. Certaines méthodes étaient proches de ce qui se faisait à l’oral, comme trouver ce qui suivait une phrase et utiliser l’homophonie tandis que d’autres, comme décomposer un caractère ou lire un texte dans un ordre différent, utilisaient les outils que permettait l’écrit.

Maintenir les Méthodes Orales
Si achever une phrase est une méthode plus ou moins similaire que ce soit à l’oral ou à l’écrit, l’homophonie est légèrement différente, dans la mesure où un caractère sera écrit de façon évidente alors que d’autres devront être devinés. En effet, la citation dans ce billet peut aussi s’écrire 理是功能之本,法是功能之雞 remplaçant 基, fondement, par 雞, poulet, comme un résumé d’un mot à deux caractères.
Même le Daode Jing peut être piraté par certaines pratiques si on remplace 道, la Voie, par 盜, dérober, et 名, nom, par 明, clairvoyance, et sa fameuse première phrase, "道可道非常道,名可名非常名".

Ajouter des Méthodes à l’Écrit
La première méthode, déjà expliquée auparavant, est d’utiliser les différentes composantes d’un caractère pour transmettre un message comme dans . Cette méthode est souvent utilisée par ceux expliquant la signification de la Voie, 道. Elle a aussi été utilisée dans un précédent billet pour expliquer l’un des caractères utilisés pour décrire le Qi, 炁. Par ailleurs, il est intéressant de noter aussi que 氣 dans sa forme complexe forme souligne aussi les changements tels qu’ils sont théorisés par la théorie des 8 trigrammes, le radical pour grain, riz, représentant les 8 directions. En ce sens, 氣 peut être vu comme une compréhension des changements, 米, dans la vitalité et sa manifestation, les vapeurs 气.
La seconde méthode est celle du code au sein du texte, un autre texte inclus dans un autre plus généraliste. Ceci est facilité par le fait que le chinois, s’il est lu à l’origine de haut en bas et de droite à gauche, peut être lu en réalité de n’importe quelle façon*****, même si de bas en haut n’est pas très habituel. Donc, mis à part pour un texte généraliste, il y a toujours une autre façon de lire un texte. Dans le but de trouver un exemple, prenons un passage de L’Epée du Chaos à propos du regard
急著,目光閃急,如線穿空,劍貫重甲,清利而直銳也。Une des traductions du texte d’origine pourrait être grossièrement "Qui est vif (les yeux), un regard vif et brillant, comme un trait perçant le ciel, une épée perçant une armure lourde, tranchant, à fond et incisif. "
Maintenant, l’une des méthodes de décryptage serait de prendre le premier caractère des 4 caractères de l’énoncé pour en faire de nouveaux, ce qui serait
急著,目如劍,清利而直銳也。"Qui est vif (les yeux), les yeux tels une épée, tranchant, à fond et incisif. "
急著,光線貫,清利而直銳也。"Qui est vif (les yeux), un pénétrant rayon de lumière, tranchant, à fond et incisif. "
急著,閃穿重,清利而直銳也。"Qui est vif (les yeux), un éclair pénétrant les choses solides, tranchant, à fond et incisif. "
急著,急空甲,清利而直銳也。"Qui est vif (les yeux), une armure vide et rapide, tranchant, à fond et incisif. "

Évidemment, sans les clés appropriées, les significations cachées des anciens textes sont difficiles à décrypter. Par ailleurs, les méthodes de boxe sont devenues de plus en plus explicites au fil du temps, la compréhension s’est faite plus facile, mais les différents niveaux ont été perdus. Récemment, ils sont même plus devenus des manuels décrivant des ensembles de techniques et d’exercices qu’autre chose, perdant définitivement la théorie des changements sous-jacente qui était leur colonne vertébrale.




Décrypter d’anciens poèmes semble appartenir au passé, une sorte de conte de fées avec de vieux maîtres sages parlant en énigmes. Toutefois, en laissant le folklore de côté, on peut réaliser que ce passage des énigmes à des instructions bien plus simples a de fait vidé les anciennes méthodes de leur essence, changeant profondément l’approche de l’enseignement et créant un ensemble de nouvelles pratiques principalement centrées sur les loisirs et la vie civile.




*L’accomplissement est Précieux, le Transmettre et en Prendre Soin, 功貴得傳而自珍.
** Sa signification plus commune de “se conformer à la loi” peut aussi être utilisée comme une autre énigme.
*** En opposition au conseil de frapper en premier la tête de l’adversaire, "為先打人,先打臉".
**** Certains auteurs pensent que le mandarin moderne a été adapté pour les Mandchous pendant la dynastie Qing et simplifié, car leur langue non tonale était très différente du chinois. En effet, les dialectes du Sud comme le cantonais considèrent leur langue comme étant plus proche du chinois classique, se vantant, par exemple, que les poèmes de la dynastie Tang ne pourraient être lus et compris qu’avec leur dialecte et non pas avec le mandarin moderne.
***** Les enseignes des restaurants et des magasins sont toujours de nos jours écrites librement de haut en bas, de gauche à droite ou de droite à gauche
° Entraîner les Yeux, L’Epée du Chaos, Bikun, 練眼,渾元劍經,畢坤.


Traduction de Séraphine sur Kwoon.org

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